L'armure

Publié le par Brad-Pitt Deuchfalh

Serre les fesses.
Serre les fesses.

Et je suis là. Comme un con. Assis dans les gradins. Et merde.

On arrive en bus. Y'a toute la classe.
Le prof de sport dit qu'il faut descendre. Toute façon ça fait depuis qu'on est parti que j'ai les tripes toutes retournées. C'est pas que j'ai envie de vomir. Non. C'est même plutôt l'inverse : j'ai l'impression que je vais me vider dans mon slip. Les intestins liquéfiés. Comme quand j'avais une grippe intestinale et que j'avais passé trois jours cloué sur la cuvette des chiottes. J'arrête pas de me dire "serre les fesses, serre les fesses".
Et encore, y'a pas eu l'odeur, mais ça va pas tarder. Ça va pas tarder vu que la porte en verre est en train de s'ouvrir et que je dois être le dixième dans le rang et que le prof nous fait avancer dans le froid, allez allez on avance, et j'arrive à la porte et j'entre dans le hall et ça y est, l'insupportable odeur de chlore : on est à la piscine.

Clac clac, dents qui claquent.

Chacun prend son panier rouge et mets ses petites affaires. Chacun sa petite cabine humide. Son mur carrelé. Les jambes qui flageolent. Slip de bain. Tremblement. Soldat sans armure, sans carapace, juste un slip, ouvre ta porte et affronte le monde, pieds nus sur le carrelage mouillé, petits pas, faut pas glisser.

Les filles maillot-une-pièce. Les garçons slip de bain. Douche obligatoire, n'oubliez pas la douche ! C'est froid monsieur, c'est froid ! Ventre qui gargouille, intestins liquéfiés. Les bras plaqués au corps, le dos courbé, les mains imbriquées serrées sur le ventre, les jambes pliées, petits pas, faut pas glisser. Insupportable odeur d'eau de javel. Pédiluve. Eau de javel. Pédiluve.

Et voilà que maintenant je suis là, comme un con dans les gradins, à revoir tout ça dans ma tête. A me demander où j'ai fait une erreur. Je revois le chauffeur du bus qui dit qu'on va pouvoir y aller. Et le prof de sport qui me dit qu'il espère que c'est pas du pipo. Qu'il a jamais vu ça. C'est pourtant bien écrit dans mon carnet de santé (je lui montre) : allergie au chlore, dispensé de piscine.

La stratégie était simple : tout lui dire. Lui faire la version longue : quand j'avais huit ans, je suis allé à la piscine avec l'école. Je lui mime le maître nageur marchant sur le bord avec sa perche métallique qu'il me tendait quand j'étais sur le plongeoir. Je lui fais même une imitation (plutôt drôle) : "allez gamin, saute et attrape la perche, tu risques rien." Bien sûr, chaque tentative que je faisais pour attraper la perche tombait à l'eau (ce jeu de mot le fait sourire).

Une fois dans le bassin, il fallait encore faire une longueur. Sans s'agripper au bord. Et c'est encore la perche qui était censée me sauver : le maître-nageur la plaçait systématiquement cinquante centimètres devant moi et bien sûr je n'arrivais jamais à l'attraper. Saleté de perche.

Ce dont j'avais peur, c'était de n'être rattaché à rien. De flotter là bêtement dans cette mort liquide. Fallait que je m'agrippe, à n'importe quoi : au bord du bassin, à la perche tendue devant moi, au maître nageur, à un camarade, à n'importe quoi… j'avais peur, monsieur, vous comprenez ?

A cet instant, le prof, je sais bien ce qu'il pense : "si tu comptes te faire dispenser sous prétexte que t'as la trouille Deuchfalh, tu rêves !" Mais je passe à la seconde étape de ma stratégie : ma fameuse anecdote. Il me voit pas venir.

Un jour, le maître-nageur ne s'est plus contenté de nous faire nager à un mètre du bord, il nous a demandé de faire une longueur en plein milieu du grand bassin. J'avais une trouille qui me tordait les intestins. Comme quand maman tord la serpillière. La seule chose qui m'a retenu de ne pas éclater en sanglots pour échapper à cet exercice, c'est les lignes de flottaison. Vous savez m'sieur, les lignes qui séparent les couloirs de natation. J'étais persuadé qu'à la moindre fatigue, je pourrais m'agripper à ces fils.
Je me trompais.
En plein centre du grand bain, à bout de souffle, la ligne de flottaison dans la main, je me suis senti happé par le fond et je voyais flou et puis ma tête est ressortie de l'eau et j'ai crié au secours avec toute ma trouille dans la gorge et tout mon corps est reparti vers le fond comme un bloc de plomb et je me débattais, je mourais m'sieur, j'avalais de l'eau, j'allais crever là et tout était bleu et flou, et à travers la surface de l'eau –ma voix déraille- à travers la surface de l'eau qui m'engloutissait, m'sieur, j'ai vu une forme jaillir depuis le bord de la piscine et aller tellement vite qu'elle était déjà sur moi, sous moi, c'était le maitre-nageur. A huit ans je me suis noyé m'sieur, je me suis noyé. (J'ai les larmes aux yeux. Mon prof n'ose rien dire.)

A huit ans je me suis noyé et c'est pas du pipo croyez-moi. Rien que de vous en parler j'ai le fond de la gorge qui pique. Et j'ai envie de pleurer.

Un silence, j'essuie mes yeux et puis j'enchaîne : une semaine plus tard, on retournait à la piscine. Je suis entré dans l'eau et cette odeur insupportable d'eau de javel et soudain, vlan, me voilà couvert de plaques rouges. Allergie au chlore.

J'ai une boule dans la gorge.

Mon prof est chamboulé. Il espère trouver les mots justes : "Ultime armure. Contre ses phobies, le corps se défend comme il peut" et je fais oui de la tête. Et il me tape sur l'épaule. Durant deux secondes je suis son fils. Et je sais que c'est gagné. Et j'ai l'œil humide. Et le prof le voit. Il dit OK je vois. Et puis il ajoute "dispensé". Et j'échappe à la pire de mes phobies.

Mais j'ouvre les yeux et je suis bien là, sur les gradins, à regarder les autres qui nagent le crawl.
La voix du prof résonne dans ma tête : "dispensé de baignade dispensé de baignade dispensé de baignade".
J'ai froid. Je suis en slip de bain. Et j'ai envie d'hurler que je déteste les profs de sport.

Serre les dents.
Serre les dents.
Et merde.

On échappe pas si facilement à ses phobies. La prochaine fois je le saurai : dans mon carnet de santé j'écrirai " dispensé de piscine, allergie au moule-bite".




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Publié dans Au jour le jour

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G
Ta pas faux, Oupalalalalal, mais moi ca me fait rever et j'aime bien donc...<br /> Je HAIS la piscine! Mais j'adore la mer... Je sais c'est debile et tout le monde s'en contrefiche mais bon... C'est pas grave!!
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P
Y'en a qui ont encore rien compris ... et qui étalent 5 fois leur ignorance ... bravo Kojak, quelle perspicacité!<br /> Bref, le traumatisme de la piscine c'est surement quelque chose d'assez partagé pour faire partie de l'inconscient collectif. Les maitres nageurs, à l'inverse des pompiers, sont des sauveteurs qui auront toujours mauvaise presse, surtout auprès des enfants!<br /> Continuez comme ça Brad!
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O
Pfff ... Quinze ans , raconte sa vie ? Mon oeil . <br /> Ce serais trop beau d'avoir déjà une vrai plume à cet âge là ... <br /> À moins de plagier bien sûr . Mais je ne pense pas que ce soit le cas .<br /> D'ailleurs la vraie vie , c'est bien moins intéressant . Et puis , avec des parents pareils , ne me fais pas croire qu'on est encore capable de faire preuve d'autant de cynisme et de coucher tout ça par écrit .<br /> Pendez-vous plutôt !<br /> Quand au frère , il ne se fait surnommer Crocheton que dans les romans ... Mais bon , ça reste un compliment . <br /> PS : N'empêche que je trouve ton personnage extrêmement tête à claque comme gars . Mince , est-ce qu'il compte bouger le petit doigt pour améliorer ton sort au lieu de te lamenter dessus ?
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O
Pfff ... Quinze ans , raconte sa vie ? Mon oeil . <br /> Ce serais trop beau d'avoir déjà une vrai plume à cet âge là ... <br /> À moins de plagier bien sûr . Mais je ne pense pas que ce soit le cas .<br /> D'ailleurs la vraie vie , c'est bien moins intéressant . Et puis , avec des parents pareils , ne me fais pas croire qu'on est encore capable de faire preuve d'autant de cynisme et de coucher tout ça par écrit .<br /> Pendez-vous plutôt !<br /> Quand au frère , il ne se fait surnommer Crocheton que dans les romans ... Mais bon , ça reste un compliment . <br /> PS : N'empêche que je trouve ton personnage extrêmement tête à claque comme gars . Mince , est-ce qu'il compte bouger le petit doigt pour améliorer ton sort au lieu de te lamenter dessus ?
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